Qui n'a jamais eu le palais alourdi par les envolées tanniques de ces repas de familles à rallonges ? Qui n'a jamais calé entre le poulet et le rôti de bœuf, à l’ouverture de la troisième bouteille de ce bordelais anguleux et massif vénéré par le patriarche ? Loin de moi l'idée de condamner ce genre d'agapes joviales où la raison liquide se retrouve bien vite aux oubliettes. J'aime trop partager ce genre d'instants aussi bruyants que gourmands pour venir dispenser ici un quelconque réquisitoire à l'encontre de ces traditions pinardières que l'affectif dirige bien mieux que la théorie...
Malgré tout, il me semble important qu'à l'heure où sous les tonnelles, les discussions vont bon train, ce ne soit pas le caractère un brin fatigant d'un canon à l'esprit plus guerrier que pacifiste qui vienne sonner le glas d'un repas n'ayant pas fini de dérouler son propos... Vous me direz qu'il serait bien triste de lier le destin d'une réunion familiale à la programmation vinique l'accompagnant. Certes, malgré tout, admettez que vous ne sacrifieriez pas la traditionnelle partie de belote du dimanche après-midi en câlinant les oreilles de tatie Janine à grands coups de riffs de guitares saturées. Il doit en être de même côté pinard.
Et c'est à grosses lampées de cinsault que je vais essayer d'étayer maintenant mon propos.
À grosses lampées de cinsault : pas tout à fait. Car cette fois-ci, je vais m'autoriser une petite entorse au règlement et me décaler légèrement sur l'arbre généalogique de notre cher cépage pour discuter d'un de ces plus proches et discrets cousin : l’œillade.
On ne s'attardera pas des heures sur une description ampélographique que seul l’œil averti de quelques inspecteurs Clouseau de la grappe trouvera profitable, mais sachez tout de même que nos Dupond et Dupont possèdent bien quelques différences. Malgré tout, un fois en bouteille, les similitudes sont suffisamment évidentes pour que le canon du jour puisse rejoindre les rangs de cette fine équipe que j'affectionne tant.
Bienvenue donc à Roquebrun, terroir de schistes sur lequel Thierry Navarre exploite une douzaine d'hectares pour le plus grand plaisir de nos papilles. Ici, plus d'une dizaine de cépages s'épanouissent entre les cistes et les chênes verts d'une région magnifique. Parmi eux, cette œillade, souvent confondu avec le cinsault et pourtant bien distincte, dont Thierry Navarre tire aujourd'hui l'exacte définition de ce que j'appelle : le vin qui lave.
Celui qui, lors de ces fins de repas dont je parlais plus haut, vous remet en selle pour un nouveau tour de piste. Celui qui par sa vivacité, sa gourmandise et sa souplesse semble vous rincer le palais de cette caresse fruité que vous n'espériez plus. Un jus de fruit pour adulte qu'il serait sacrilège de laisser se réchauffer en terrasse tant la cause de ce genre de bouteille se doit d'être entendue au plus vite...
Un parfait vin d'après-midi, un vin qui n'attend pas son "instant" pour se faire voir, mais qui prolonge le temps en se laissant boire. Un de ces canons de boit-sans-soif qu'on aime à dépêcher au moment où l'on ne veut plus se quitter même si la raison nous intime l'ordre d'arrêter...
En fait ce vin me fait penser à ces quatre heures parfumés où la crêpière semble s'époumoner pendant des heures avant de se faire délester en un instant de son trésor. Le vigneron travaille aussi en ce sens, bichonnant ses vignes des années durant, avant de venir combler, comme le cas présent, les gosiers tout à coup aussi vertigineux qu'assoiffés par tant de générosité liquide.
Un vin qui lave, rendant à nouveau possible le péché de gourmandise, que peut-on vraiment espérer de meilleur ?